Philippe et Aimée
Jill Gasparina
Je me souviens d’une planche de bande-dessinée en quatre cases, aux couleurs pastel, figurant deux montagnes séparées par une large vallée, en pleine discussion. Leur dialogue était réduit à presque rien mais s’étirait sur un temps long. D’une case à l’autre, le dessin des lignes des montagnes restait inchangé, néanmoins le paysage se transformait. Sur la première image, il était peuplé de fougères. Sur la seconde, on apercevait des dinosaures. Sur la troisième, une ville s’était construite. Sur la dernière, on ne voyait plus que des arbres. Chaque case portait également l’une des répliques de leur échange. La première montagne s’enquérait de l’état de son amie. Comment vas-tu ? La seconde lui répondait à son rythme de montagne. Bien, merci. Et toi ? Silence, 65 millions d’années plus tard. A la quatrième case, l’humanité apparue à la troisième avait disparu, et la montagne n’avait rien aperçu. Bien, merci.
Philippe est orienté vers l’ouest, Aimée vers le nord. Philippe est un monument privé. Aimée une œuvre publique. Le temps de l’espace public n’est pas celui des montagnes. Mais il est bien plus long que celui des femmes et des hommes qui passent dans la ville. Aussi le dialogue de Philippe et Aimée semblera-t-il lent à nos oreilles de mortels. Il débute à peine.
Philippe est bien conservé. Il était le fils d’un charcutier de la ville. Il est mort jeune. On raconte que pour lui rendre hommage, son père a fait peindre son prénom sous la toiture d’un immeuble qu’il a construit dans les années 1980. Philippe domine le parc et les rues qui le longent au nord et à l’est. Philippe garde de l’époque de sa vie d’humain une allure sobre, marron sur fond ocre, bien haute, légèrement rétro avec ses points de i enfoncés, un peu pop.
Des peintures colorées occupaient jadis certains murs de la ville. Vêtements Santi. Stations-service SOCAL. Mercerie Bonneterie J. Dupraz, maison de gros. Vit’ Blanc. Bijouterie Juvet. Les Galeries annemassiennes. On les voyait encore à la fin des années 2000, mais elles ont presque toutes disparu. De sorte que les personnes qui aiment Philippe craignent pour son existence.
Depuis presque 40 ans, il monologue. Il interpelle celles et ceux qui entrent dans la ville par la rue du Parc. Personne ne répond jamais. Il a été le témoin de toutes les transformations du paysage. Un centre d’art qui s’installe, une école qui se construit, le parc rénové, les magasins qui ouvrent, ferment, ouvrent, ferment, ouvrent. La valse des travaux et des permis de construire. La queue devant la CAF. Le faillitaire qui fait faillite. Les motos. Les vélos. Les vélos électriques. Le bruit des voitures. Le tramway rutilant arrivant en cœur de ville. Le soleil du soir éclairant les façades. Le kiosque désert la nuit. Les humains chaque matin s’en vont à Genève puis reviennent en fin de journée. Les petits enfants, les femmes, les poussettes et les trottinettes investissent le parc dès la première heure. Les sorties d’école sont joyeuses. Le lent Philippe a vu tout cela depuis son point d’observation. Ces derniers temps, le bruit des vers dans les bacs à compost du parc a commencé à couvrir le son des marteaux-piqueurs et des trains.
Aimée est née en 1925. C’est en 2021 qu’elle est arrivée au Parc Montessuit, bien après sa mort, dix-sept ans plus tard pour être exacte, soit l’âge qu’elle avait quand elle a commencé à aider des enfants juifs et des résistants à passer la frontière pour se réfugier en Suisse comme Mila Racine et Marianne Cohn l’ont fait.
Aimée est faite de surfaces de différents bleus sprayés qui se mêlent plus ou moins intensément sur un fond blanc, peint en réserve sur le crépi de la façade nord de la Villa du Parc. La forme de son corps est celle de deux grandes lettres en minuscule et d’un accent qui s’est niché entre les deux petites fenêtres du dernier étage. Aimée est une géante dynamique et courageuse. Il est impossible d’ignorer sa présence. Elle porte en elle le souvenir vif de la guerre et l’affirmation de la solidarité des femmes.
Des chalands sortent des relais et traversent les espaces verts les bras chargés de colis, de surgelés, de légumes frais. Devant elle passent des hommes et des femmes en détresse. Aimée contemple toute la vie de la ville. Au printemps, le séquoia et les cèdres poussent. Les oiseaux nichent, naissent. Les chauves-souris reviennent, avec les renards, les hérissons, les lapins et les crapauds à ventre jaune. Les hivers sont rudes, mais moins qu’avant. Il y a un problème d’eau.
Il est possible qu’Aimée et Philippe se soient croisés de leur vivant d’un côté ou l’autre de la frontière. Mais si c’est le cas, leur rencontre n’a à ma connaissance pas été documentée. Je n’ai aucune idée de leur exacte différence d’âge, même s’il est pratiquement certain que Philippe était beaucoup plus jeune.
Leur territoire se compose de l’ensemble continu des points depuis lesquels il et elle sont visibles, imaginables, discutés ou souvenus, où leurs prénoms sont dits ou écrits, imprimés ou stockés. Philippe et Aimée n’ont pas la parole mais engendrent des perceptions, des émotions et des pensées. Leur rencontre au cœur du parc est turbulente. Ils ne peuvent pas se retrouver sous le kiosque. Ils vivent un amour de rues piétonnes, de roseraies et de pelouses bien entretenues. Philippe et Aimée ont tout le temps du monde.
NB :
Je ne sais rien d’autre de Philippe C. que ce qui se trouve dans le texte.
Aimée Stitelmann (1925-2004), communiste et antifasciste aida « des enfants juifs et des résistant.e.s à passer illégalement la frontière depuis Annemasse pour se réfugier en Suisse. Condamnée à l’époque par les autorités helvétiques, [elle] devint après la guerre enseignante à Genève, et fut réhabilitée en 2004 par une loi d’amnistie votée par le Conseil fédéral suisse en faveur des militants anti-nazis. »
Garance Chabert, « Nota bene sur Aimée », 2021
C’est à partir de la figure d’Aimée Stitelmann, que Renée Levi a conçu son exposition à la Villa du Parc en 2021, ainsi que l’œuvre désormais visible en façade.
Je n’ai pas réussi à retrouver en ligne la planche de bande-dessinée mentionnée au début du texte. Il se peut qu’elle soit différente de ce que j’en décris.
Jill Gasparina, septembre 2022