La sensibilité du silicium
Sylvain Menétrey
Dans la onzième saison de la série American Horror Story, qui se déroule dans le milieu SM new-yorkais du début des années 1980 ravagé par les serial killers, une cabine téléphonique située à la sortie d’un bar cuir sonne parfois pendant la nuit. Il arrive qu’un client aventureux du bar réponde à cet appel anonyme pour son plus grand malheur. À la Villa du Parc à Annemasse, faute de support sur lequel se raccrocher, un combiné pend d’une boîte biseautée figurant un ancien téléphone public. Communication suspendue, présence d’une absence. L’exposition In Praesentia de Niels Trannois s’envisage dès lors comme une scène de crime figée. Du sexphone mortifère émane une musique à tonalité nocturne composée par Félicia Atkinson qui renforce l’évanescente tension.
Ailleurs, le parquet d’une grande salle est jonché d’aiguilles et de pommes de pin. Sur ce tapis méditerranéen, un segment d’un garde-corps en fer forgé noir à motifs en chevrons Art déco semble s’être échappé d’un balcon, perdant au passage quelques barreaux. Une pile de feuilles de papier envolées s’est accrochée à la structure. On y lit l’expression en lettres capitales CRACKS IN THE PLEASUREDOME, le titre de l’œuvre, qui se dissout d’une feuille à l’autre par élision progressive des lettres. Comme sur le poste téléphonique-haut-parleur et la presque totalité des œuvres de l’exposition, on peut voir sur la barrière des résidus, traces et empreintes digitales peintes, des papiers collés ou de fines feuilles de porcelaine au format post-it. Parmi ces détails, on croise à plusieurs reprises durant la déambulation le visage grimaçant d’un personnage peint au pochoir ou gravé au laser. Un sceau dont la particularité est la similitude des traits du haut et du bas du visage qui rappelle les illusions d’optiques issues des manuels sur la gestalt. Symétrie axiale qui se répète en des sabliers au tracé poinçonné dans la porcelaine.
Ces vanités, emblèmes, signatures, superpositions et chevauchements de miniatures évoquent le chaos de signes de l’espace urbain avec ses tags poisseux, ses stickers anticapitalistes, ses affiches cloquées, ses flyers qui se décomposent dans le caniveau, ses enseignes lumineuses vacillantes, ses petites annonces pour offres de babysitting. Ce vocabulaire de rue s’associe à des matériaux industriels et/ou cliniques : poutres métalliques ornementées installées comme des œuvres minimalistes, bâche translucide de médecine légale qui dissimule ou protège des tableaux oubliés contre un mur, panneaux en plexiglas anti-virus découpés en forme de virgules ponctuant l’exposition. Mais ce street art n’a aucune street cred. La moindre fiente marbrée a été appliquée avec le soin d’un enlumineur sur la barrière. Le poste téléphonique est maculé avec délicatesse de touches bleues et jaunes impressionnistes. La gamme chromatique et l’arrangement d’une plume teintée en dégradé de bleu et rouge, d’enveloppes peintes, d’un morceau d’étoffe, d’un billet de banque violet à l’effigie de la reine de Suède et d’autres bribes d’une nature morte plaquée derrière un panneau de plexiglas ont été étudiés afin de créer une tendre harmonie. L’artiste est un assassin raffiné qui se plaît dans les salons embaumés.
Les avant-gardes ont vainement tenté de contourner l’inéluctable processus de réification de la création d’objets d’art pour se rapprocher de l’événement pur que serait la vie. Niels Trannois ne se bat pas sur ce terrain et se décale par rapport à cette histoire. Il embrasse la dimension fétichiste et morbide des objets dont il dramatise la réification. Dans son travail, celle-ci devient processus matériel de calcification. Ses tableaux-collages sont encapsulés sous des caissons de plexiglas comme des milieux sensibles à mettre sous cloche. Le geste rapide de dessiner au doigt sur une tablette se grave dans la porcelaine, un matériau rendu inerte par la cuisson à très haute température qui sert aussi de support à des peintures inspirées par des visites de musées.
L’énigme tient à l’absence d’un référent stable : on ignore qui est au bout du fil. En creusant, on exhume un flot d’indices qui s’enchevêtrent, de la référence mainstream à la plus spécialisée : un titre tiré d’un morceau du producteur dubstep Shackleton, un motif de néon en forme de mouette repéré par l’artiste sur la côte dalmate, un serre-livre d’Ettore Sottsass, l’affiche d’un off-space d’art berlinois des années 2000 et jusqu’à Beyoncé, dont le nom suggère un poème en assonances – « be on C, beyond C ». Cet hypercollage produit des espaces narratifs et affectifs peuplés de souvenirs décontextualisés. L’invitation d’autres artistes, l’artiste sonore Félicia Atkinson déjà citée, la peintre féministe aux tableaux faussement naïfs et homo-érotiques Sylvia Sleigh, la designer de lampe ukrainienne Polina Moroz et Quintana E. (un alias adopté par Niels Trannois pour ses collaborations avec Jessy Razafimandimby) brouille davantage les pistes.
L’un des tableaux sous plexiglas montre la photo élégiaque d’un enfant le visage caché derrière ses cheveux longs. Il s’agit, apprend-on, du fils de l’artiste. Il porte une longue tunique en tulle noire translucide sur un t-shirt orné d’un rond rouge. Il est pieds nus. L’image semble extraite d’un magazine de mode ou d’un clip de Sofia Coppola. Un spray de peinture jaune sable embrume le bas du corps du jeune gourou hippie chic. Son regard est tourné vers la droite du tableau, où deux têtes en collage se superposent ; la première, simple forme ovoïde découpée dans du papier sans trait distinctif, et par-dessus, le pochoir qui a servi à peindre l’homme chauve au visage symétrique sur d’autres œuvres. Par ces opérations de mise en scène, de stylisation, d’effacement, de redoublement et de paraphe, le personnel est à la fois surinvesti et englouti dans un maelström d’identités parcellaires et réversibles.
Les Cordelettes de Browser (2012) de Tristan Garcia est un livre de chevet de Niels Trannois. Ce roman de science-fiction métaphysique décrit un monde où s’est installée une éternité statique, après qu’un spationaute chevronné envoyé aux confins de l’univers a arrêté accidentellement l’expansion de l’espace-temps. Les derniers êtres qui peuplent notre planète vivent dans le confort d’un monde sans événement. Seule leur apparence de lézards minéraux témoigne de la pétrification en cours. Leur unique distraction est offerte par des consoles en bois renfermant des cordelettes de cuivre, version archaïque et toute-puissante de nos ordinateurs, qui leur permet de jouer, de réinventer leurs vies et leurs souvenirs, ou de se métamorphoser physiquement à l’envi. On pourrait lire le titre de l’exposition, In Praesentia, qui désigne en rhétorique un type de métaphore dont l’élément comparé est présent dans le discours, à l’aune de ce scénario. Alors que dans le roman de Tristan Garcia, l’analogie à notre société est suggérée, dans l’exposition de Niels Trannois, il y a co-présence et interpénétration entre notre monde et son image reconstruite. Le temps s’est arrêté dans la villa, figeant les objets et les souvenirs épars qui s’y trouvent. Clins d’œil à Lucio Fontana, une série d’œufs minéralisés à la surface émaillée et peinte d’un sfumato spatial permettent de s’échapper dans l’éther, mais n’écloront jamais. Cette calcification n’est pas sans conséquence, puisque certaines œuvres en porcelaine se sont cintrées à la cuisson, d’autres comportent des fêlures, qui font écho aux motifs syncopés du garde-corps de balcon. Ce sont les risques d’une mémoire morte, comparée aux capacités de cicatrisation d’une mémoire vive. Si l’on peut relier cette variation domestique à certains fantasmes transhumanistes de préservation éternelle d’un esprit dans des avatars et serveurs à puce de silicium – matériau de base de la porcelaine – on aimerait plutôt conclure sur l’inquiétude face à son médium de la peinture qui s’exprime dans le travail de l’artiste. Sur ce terrain, tout semble joué, advenu. Il n’est plus possible que de recombiner et styliser des souvenirs en des allégories de la perte de signification. Ces jeux n’en sont pas moins fertiles ; en refusant l’indexation à une identité fixe, Niels Trannois narrativise sa mémoire pour l’ouvrir à nos affects collectifs pétris par le sentiment de perte.