Aimée ou la désobéissance
Carla Demierre
« L’exposition pourrait porter son prénom, et serait ainsi dédiée à cette femme courageuse et inspirante, avec un si beau prénom, en “ée”. » Renée Levi
Sur la façade de la Villa du Parc sont peintes deux grandes boucles bleues. Deux e qui se suivent en écriture cursive. Des lettres qui rappellent le prénom de l’artiste (Renée) et le titre de son exposition (Aimée). Une signature et une dédicace. C’est comme ça que j’ai découvert Aimée Stitelmann. La finale de son beau prénom peint comme une balise indiquant une direction à suivre. Pour connaitre l’histoire qui se cache derrière Aimée, suivez la ligne bleue ! Sans hésiter, j’ai commencé à avancer le long de cette ligne et me suis mise en quête d’informations.
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Aimée Stitelmann est née le 1er janvier 1925 à Paris dans une famille juive. Son père est d’origine russe et polonaise, il sera naturalisé suisse en 1910. Aucun des documents que je consulte ne mentionne sa mère. En 1940, la famille Stitelmann est contrainte de quitter Paris car les Allemands occupent la ville. Elle déménage à Genève après un bref passage à Lyon, le temps pour Aimée d’entrer en contact avec un réseau qui aide les réfugiés à passer la frontière Suisse. Elle veut faire quelque chose. On lui confie d’abord des missions de moindre importance pour tester sa fiabilité, savoir si elle est assez solide. Après tout elle n’a que dix-sept ans. Aimée donne visiblement des preuves de sa détermination car assez vite, elle va aider des personnes qui cherchent l’asile en Suisse à franchir la frontière. Elle doit aussi se procurer de l’argent et les passeports nécessaires à la production de faux papiers. Ce sont en majorité des enfants dont les parents ont été déportés. Gy, Thônex, Soral et la Gare de Eaux-Vives constituent les principaux passages. L’opération se répètera quelques dizaines de fois. La chance est de son côté. Aimée parvient dans la majorité des cas à faire passer les réfugié·es en Suisse sans se faire arrêter.
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Le canton de Genève offre plus de 100 kilomètres de frontière théoriquement accessible si on s’en tient à la géographie des lieux. Mais dès le début de la guerre, la frontière est fermée et surveillée à l’extrême des deux côtés. On érige des barrières de fils barbelés et de chevaux de frises. Des soldats armés patrouillent le long de la ligne. Pour traverser, il faut se procurer une autorisation ou posséder le bon passeport. La frontière devient infranchissable, bouleversant le quotidien d’une population qui jusque-là, passait fluidement d’un territoire à l’autre.
Tout au long de la guerre, des réfugié·es civil·es et militaires de toute l’Europe cherchent l’asile en Suisse. Un peu plus de 20’000 personnes dont une grande partie sont juifs vont être refoulées à la frontière ou après leur entrée clandestine dans le pays[1]. Certaines d’entre elles retenteront leur chance à travers le Jura ou par la frontière savoyarde, à Genève, sur les rives du Léman et aux portes du Valais[2] avec l’aide de passeur·euses.
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Ils et elles empruntent des voies de passages qu’offrent une rivière, une forêt, une route, un pré, un café, une voie de chemin de fer ou une maison situées pile sur la frontière. J’essaie de me représenter la situation. Aimée prend en charge un groupe qui arrive à Annemasse par le train. Des enfants de nationalité allemande, belge, polonaise, russe ou apatride. Si on leur demande, c’est une colonie de vacances. Un peu avant l’heure du déjeuner, la « monitrice » emmène le groupe en promenade pour cueillir du gui qui servira à fabriquer des décorations de Noël. Les arbres à gui (ce sont à choix des peupliers, des sorbiers, des saules, des pommiers, …) se trouvent en bordure de champ, à la lisière du bois, tout le long de la clôture de barbelés qui marque la frontière. Le groupe se cache au passage d’une patrouille de soldats suisses dont Aimée connait précisément l’horaire des rondes. Les enfants tentent de se faire tout petits derrière les arbres, tétanisés par la peur d’être découverts. L’uniforme des soldats suisses ressemble beaucoup à celui des soldats de la Wehrmacht. Il arrive aussi que les hommes qui surveillent la frontière parlent suisse-allemand. D’ailleurs, l’armée a conçu pour eux un guide de conversation phonétique visant à faciliter la communication avec les personnes qui essaient de traverser illégalement la frontière. Un mince fascicule ronéotypé qui prodigue aux soldats les bases linguistes leur permettant d’arrêter un·e suspect·e et de l’emmener au poste.
Halt polis frontier!
Halt u sch’tir !
O le mä !
Turne wu !
O post !
O moädre muwma sch’tir !
An awa marsch !
Droat !
Gosch !
Mais cette fois, les passant·es clandestin·es ne sont pas découvert·es. Les corps se décrispent lentement, les muscles se relâchent, la respiration reprend. On laisse encore s’écouler quelques minutes par précaution et arrive enfin le moment de traverser. Un·e enfant fait le guet tandis que la « monitrice » fait passer les autres un·e par un·e sous la clôture de fils barbelés. Au bout d’un moment, tout le groupe se trouve de l’autre côté.
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Je tombe sur la photo d’un homme posant devant un mur hérissé de fils de fer barbelés. Il tient le mur, les bras tendus et il pose, tout sourire, le dos appuyé contre le lierre grimpant. L’homme a envoyé cette photo à un ami qui se trouve de l’autre côté de la frontière. Au bas de l’image, il a écrit Bonjour à travers les barbelés… Il faut une bonne dose de courage et d’astuce pour organiser des passages clandestins. Mais l’amitié, la légèreté et l’humour ne sont pas inutiles.
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Un aviateur anglais s’écrase dans la banlieue d’Annecy. On le conduit dans une ferme à Saint-Cergues chez un fermier qui organise des passages en Suisse. L’aviateur doit traverser la frontière à la nuit tombée. Comme il pleut, les soldats de la patrouille se sont abrités dans le poste de douane. La ferme se trouve à quelques centaines de mètres seulement de la frontière. L’aviateur et le fermier rampent depuis l’arrière de la maison. Arrivés à cinquante mètres environ des barbelés, ils se cachent dans les tournesols. L’anglais a une pince mais le fermier lui demande expressément de ne pas couper les fils. Il existe un endroit dans la clôture, où les fils du bas sont un peu détendus et le sol a été creusé par les passages multiples de son chien. L’aviateur rampe jusqu’aux barbelés et au moment où il soulève le fil, un terrible éclair illumine le ciel. Il se trouve à quelques mètres de la maison fortifiée où les soldats jouent aux cartes mais heureusement les volets sont fermés. Le passage est boueux à cause de la pluie. Une fois de l’autre côté, il enfouit le fil dans l’herbe pour qu’il n’ait pas l’air dérangé. Les passages portent souvent des noms. Celui-ci s’appelle le « trou du chien ».
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Entre 1939 et 1945, la Suisse accueille 296 000 réfugié·es légaux pour des durées variables. En l’absence d’ami·es ou de proches pour les accueillir, ils et elles sont envoyé·es dans des camps de triage, camps de quarantaine sanitaire, camps de travail et de formation pour les mineurs non accompagnés. La politique d’asile de la Suisse est excessivement restrictive et l’accueil des personnes est empreint de méfiance. Selon le rapport rendu par la Commission Bergier en 2002[3], « un grand nombre de gens menacés dans leur vie furent refoulés, sans nécessité ; d’autres furent accueillis, mais leur dignité humaine ne fut pas toujours respectée. […] Les autorités savaient pourtant le sort réservé aux victimes. Elles savaient aussi qu’une attitude plus flexible et généreuse n’eût pas entrainé de conséquences insupportables, ni pour la souveraineté du pays, ni pour le niveau de vie, fût-il précaire, de ses habitant·es. C’est dans ce sens que nous devons maintenir l’affirmation peut-être provocante dans la forme mais conforme à la réalité : la politique de nos autorités a contribué à la réalisation de l’objectif nazi le plus atroce, l’holocauste. »
Quand ce rapport est rendu public, j’ai vingt-deux ans et l’école m’a enseigné cette histoire en omettant largement la participation de la Suisse. Que nous a-t-on raconté pour nous donner l’impression que tout cela n’avait pas eu eu lieu sur le territoire que nous habitions ? Suivant la ligne bleue, découvrant petit à petit la vie d’Aimée, je suis surprise et embarrassée par l’étendue de mon ignorance. Et puis je lis Les Années silencieuses de Yvette Z’Graggen. Elle écrit ce texte au début des années 1980, après avoir vu le film de Markus Imhoff La barque est pleine. Ce titre fait référence à un discours de M. von Steiger, chef du département fédéral en charge de la Justice et Police en 1942, dans lequel il compare la Suisse à « une embarcation de sauvetage déjà fortement chargée et aux places limitées ». Depuis, cette expression revient cycliquement dans la bouche de représentant·es de l’extrême droite Suisse. Il m’est aussi arrivé d’entendre cette phrase au cours de repas de famille, me causant des frissons de dégout. J’ignorais alors que ces mots constituaient une véritable hantise nationale, le retour d’un fantôme du passé. Quand elle voit ce film, Yvette Z’Graggen tombe de sa chaise. « Aurais-je pu, si je l’avais voulu, être informée de ce qui arrivait aux Juifs ? Aurais-je pu, si je l’avais voulu, me rendre compte que la Suisse procédait à des refoulements, envoyant ainsi des gens à la mort ? » À vingt ans, elle ne pensait qu’à tomber amoureuse, traverser le pays à vélo et essayer d’écrire mais cela suffisait-il pour l’aveugler à ce point ? Son ignorance lui parait tellement choquante et invraisemblable qu’elle se lance dans une enquête. « Ne fallait-il pas rompre le silence pendant qu’il était encore temps ? » Les ami·es à qui elle parle de son projet lui demandent s’il n’y a pas de sujets plus importants. Combien de guerres et conflits armés ont éclaté depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale ? De son côté, Yvette Z’Graggen est persuadée que connaitre cette histoire peut nous prémunir de l’aveuglement qui a été le sien et nous aider à comprendre le présent. Elle pense non seulement que nous avons besoin d’entendre cette histoire, mais que nous avons besoin de l’entendre plusieurs fois, comme une piqure de rappel.
Cherchant des images d’Aimée et des traces de sa voix, je tombe sur une archive de la Télévision Suisse qui diffuse en février 1999 une série d’émissions consacrées aux Justes de la Seconde Guerre mondiale. Le programme, intitulé « Zig Zag Café », est présenté par le journaliste Jean-Philippe Rapp et à la vingt-huitième minute je découvre avec émotion le visage en mouvement d’Aimée Stitelmann. Un carré de cheveux blancs légèrement bouclés. Un cardigan couleur pistache sur un t-shirt bleu. Autour du cou, elle porte un collier en perles de malachite de différentes tailles dont les plus grosses sont disposées en arc de cercle au-dessus de la poitrine. Les lèvres réhaussées d’une touche de rouge à lèvre rose et des lunettes à monture métallique dorée sur le nez. Elle vient de fêter ses soixante-quatorze ans. C’est une femme qui a l’air douce, gaie, tenace et intelligente. Elle ne craint pas de passer à la télévision et de prendre la parole. Elle est prête, d’ailleurs devant elle sont posées plusieurs feuilles couvertes de notes. Elle a dû raconter cette histoire de nombreuses fois au cours de son existence mais elle se plie à l’exercice encore une fois, consciente de l’importance de témoigner.
Le journaliste — Maintenant j’aimerais laisser la parole à Madame Aimée Stitelmann.
Aimée — Oui…
Le journaliste — Prenez votre micro qui est juste là en face de vous. Vous allez nous raconter.
Aimée — Oui… Mais je voudrais indiquer d’abord le climat qu’il y avait chez moi, à la maison. Nous habitions Paris. Et déjà en 1932-1933, on a reçu des réfugiés. Quand on a sept ou huit ans on est très sensible à l’atmosphère. Et l’atmosphère était angoissée. Quand on entendait Hitler, ma mère disait « ça va mal, ça va mal ». Mon père, qui venait de Russie, nous parlait de … comment ça s’appelle … quand on brule des villages et des choses comme ça … il avait des tas d’histoires de ce genre. Donc l’atmosphère était lourde et angoissée. Nous n’étions pas étonné·es. On avait l’impression que la grosse vague arrivait.
Le journaliste — A quel moment avez-vous fait passer des gens à la frontière ? Par-dessus les barbelés. Ou par-dessous ?
Aimée — Par-dessous.
Le journaliste — Par-dessous. Racontez-nous. Comment avez-vous fait ?
Aimée — C’est une goutte d’eau par rapport à … Mais voilà. Une fois j’ai vu une dame hongroise prendre congé de sa fille de sept ans et jamais je n’oublierai son regard. Parce qu’elle savait qu’elle ne reverrait pas sa fille. C’est quelqu’un d’autre qui est venu chercher cette petite.
C’est à ce moment-là, en voyant ce regard, que j’ai décidé de faire quelque chose. J’allais à l’école à Genève et il fallait justifier mes absences…c’était très compliqué. Mais… moi j’étais double nationale et j’avais la possibilité de faire des allers-retours alors…voilà.
Le journaliste — A votre avis à combien de personnes vous avez fait passer ?
Aimée — Écoutez, on ne fait pas ces choses-là dans l’idée de faire un bilan alors je ne sais plus si c’était quinze ou vingt personnes. Je passais par Gy, Thônex, Soral et surtout la gare des Eaux-Vives. Je suis aussi passée par Morgins. Pour vous donner un exemple. Je n’étais jamais allée à la montagne alors c’est un patron de bistro qui m’a équipée. On n’a pas eu besoin de parler. Il a compris ce que je venais faire et il m’a donné un équipement de ski.
Le journaliste — Attendez. On ne va pas pouvoir tout raconter en détail… j’aimerais quand même que vous nous racontiez la deuxième partie de votre histoire. Parce qu’à la fin de la guerre, vous allez passer devant la justice militaire et faire de la prison.
Aimée — Alors là je dois dire que c’était un petit peu étonnant qu’on applique encore le règlement qui était en vigueur pendant la guerre. La loi étant la loi, on l’a appliquée rigoureusement, on est resté crispé dessus. Je voudrais aussi rappeler qu’en 1942, les autorités fédérales avaient publié des ordonnances… Je cite : « ceux qui ont pris la fuite en raison de leur race ne sont pas des réfugiés » ou bien « les juifs français doivent aussi être refoulés ». Alors bon …
Le journaliste — Madame Stitelmann, un dernier mot. Aujourd’hui, vous vous engagez encore ? Vous avez toujours un regard un peu désobéissant sur les choses ?
Aimée — Je n’ai jamais cessé. Parce qu’au fond ce que la guerre m’a appris, c’est que …
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À dix-sept ans, Aimée est-elle consciente des risques qu’elle court ? En tous cas, elle sait qu’elle enfreint la loi. Bien sûr, elle ne peut pas savoir ce qui arrivera à Marianne Cohn et Mila Racine[4], toutes deux membres de la Résistance qui organise le passage clandestin d’enfants juifs vers la Suisse[5]. Aimée n’ignore pas la violence du monde qui l’entoure. Le risque d’être envoyée en prison ne la décourage pas non plus. Rien ne la fait renoncer à accomplir cette tâche tant qu’elle en a l’opportunité. Donc elle se lance. Une seule ligne de chemin de fer traverse la frontière, celle qui relie Annemasse à la petite gare des Eaux-Vives à Genève. C’est le passage qu’elle emprunte le plus souvent. Sinon elle passe par Gy, Thônex, Soral, Morgins… Elle a bien étudié les failles dans l’organisation des postes de douanes. Elle a été chanceuse, ça s’est toujours bien passé. Une fois en Suisse, quelqu’un d’autre prend le relais. Aimée ne se souvient plus exactement combien de fois elle a fait ça mais quelle importance ?
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Trois sœurs venues en train jusqu’à Annemasse depuis Toulouse. Leurs billets de transport sont en règle mais pas leurs papiers et de toutes façons, elles ne sont pas sensées se trouver là. L’estomac noué, les mains moites, le cœur qui bat à cent à l’heure. Le stratagème qu’elles ont trouvé leur donne du fil à retordre (comment paraitre détendue et détachée dans ces circonstances ?) mais ça leur a paru la meilleure chose à faire. Elles se sont donc installées
dans un compartiment réservé aux soldats de la Wehrmacht, supposant qu’il ne serait pas contrôlé et elles ont vu juste. À Lyon, elles sont montées dans un wagon où voyageaient une demi-douzaine de gendarmes français, échappant là encore au contrôle. Sur le quai de la gare d’Annemasse les attend une fille qui doit avoir à peine un ou deux ans de plus qu’elles. Un pantalon large sur une chemise blanche à fines lignes bleues et des chaussures de marche aux pieds. Elle arbore une coiffure crantée et des drôles de petites lunettes de soleil rondes. C’est elle qui doit les conduire en Suisse. Sur le quai, les cheminots habillés en bleu de chauffe préparent le départ du train pour Genève. Aimée demande aux sœurs comment s’est passé le voyage mais n’écoute pas vraiment la réponse. Elle est concentrée sur les déplacements des hommes sur le quai. Sans détourner le regard, Aimée explique qu’elles devront grimper dans le dernier wagon et se cacher derrière les caisses. Que transporte le train aujourd’hui ? Riz, savon, huile, tissu, boutons, café. Aimée n’en a aucune idée. On attend le signal d’André. Il faut rester concentrées. C’est l’homme qui s’agite autour de la locomotive. Dans un instant, il va provoquer une grosse échappée de vapeur dans laquelle elles vont pouvoir se cacher. Ça leur laisse quelques secondes pour grimper dans le wagon. Le temps que la vapeur se dissipe. Comment elles vont descendre du train à la gare des Eaux-Vives ? Elles n’iront pas jusque-là, la gare est très surveillée, les douaniers suisses sont zélés. Tout est arrangé avec André. Le train va ralentir dans le tunnel de Grange-Canal et elles descendront là. Il faut faire bien attention en sautant, car le train ralentit mais ne s’arrête pas. Celles qui peuvent mettre un foulard sur les cheveux, c’est mieux. Pas besoin non plus d’enfiler un tricot. La dernière fois Aimée est ressortie du tunnel noire de fumée. Elle avait eu tellement chaud dans le wagon que ses vêtements étaient trempés. Voilà. Donc le reste du trajet à pied se fera à pied. Il y a des questions ?
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Le 12 mai 1945, Aimée reçoit une lettre du Tribunal de Genève. Je vous informe qu’une enquête pénale a été ouverte contre vous pour assistance à passage clandestin de frontière et tentative de passage clandestin et que cette enquête est clôturée. Comme d’autres citoyen·es qui ont enfreint la loi par esprit de justice et par solidarité, elle est condamnée et fera quelques semaines de prison[6]. La loi étant la loi, on l’a appliquée rigoureusement, on est resté crispé dessus. Des années plus tard, elle n’en revient toujours pas.
Cette activité de passeuse marque le début d’une vie engagée. En raison de son activisme, Aimée va d’ailleurs faire l’objet d’une surveillance de la police fédérale jusque dans les années 1980[7]. Sa première fiche date de 1941. Aimée a envoyé un colis humanitaire à un réfugié polonais interné en Suisse. Le paquet contenait des fruits secs. Son dossier de police (on parle de 3 ou 4 kilos de papier) représente un impressionnant inventaire de la solidarité.
Aimée Stitelmann va garder tout au long de sa vie, un fort engagement politique (Jeunesses Libres, Parti du Travail). Elle milite dans les mouvements pour la paix, contre l’apartheid, pour la justice, contre le nucléaire, pour la liberté d’expression, contre la xénophobie, pour les droits des femmes et des enfants, contre le capitalisme, pour la justice et la liberté[8].
Je reviens un peu en arrière. Aimée parle dans un micro enveloppé dans une bonnette jaune poussin. Le journaliste la presse de conclure mais elle a encore plusieurs choses à dire : « La guerre m’a appris que l’antisémitisme n’est qu’un aspect du raidissement vers une perte de liberté. Pour des raisons de destin, les juifs étaient spécialement ciblés. Mais maintenant c’est la même situation quand il s’agit d’expulser des kosovars qui vont à la mort. C’est la même situation. Et… » Aimée insiste pour qu’on comprenne bien : « Nous avons une coresponsabilité dans les orientations politiques. Nous avons encore le droit de vote, utilisons-le ! » Le journaliste qui voit l’horloge tourner (Ah, je crois que je vais devoir vous interrompre) lui coupe gentiment la parole mais Aimée a un dernier message à faire passer : « Nos libertés s’usent vite, il faut nous en servir souvent. » Le journaliste, ému, remercie Aimée pour son appel à agir et ne pas obéir aveuglément aux règles. Ce conseil me parait concret et plein de sagesse, sans compter qu’il peut nous être très utile aujourd’hui.
Carla Demierre, mai 2023
Notes
[1] Cette estimation des experts de la commission Bergier est basée sur des études menées aux Archives fédérales. Pour plus de précision, voir le La Suisse, le national-socialisme et la Seconde Guerre mondiale, Rapport de la Commission Bergier (CIE), Chapitre 3 « Les réfugiés et la politique d’asile à leur égard » https://www.uek.ch/fr/ Plus récemment, des travaux comme la thèse de Ruth Fivaz-Silbermann sont venus apporter des précisions sur le nombre et le sort des juifs ayant cherché refuge en Suisse. « La fuite en Suisse : migrations, stratégies, fuite, accueil, refoulement et destin des réfugiés juifs venus de France durant la Seconde Guerre mondiale », thèse de doctorat UNIGE, 2017, no. L.884
[2] Cette région géographique enregistrera à elle seule 10 000 passages entre 1942 et 1944.
[3] En décembre 1996, l’Assemblée fédérale (Parlement) décide à l’unanimité de nommer une Commission d’experts chargés d’examiner, sous l’angle historique et juridique, la politique d’asile de la Suisse durant la seconde guerre mondiale, ses relations économiques avec les divers acteurs de la guerre (en particulier l’Allemagne) et la question de la restitution des biens déposés en Suisse à leurs ayants-droits légitimes. Le rapport de la Commission est rendu public au mois de mars 2002. https://www.uek.ch/fr/
[4] https://blogs.mediapart.fr/heimbergch/blog/200722/marianne-cohn-le-nom-dune-femme-valeureuse-que-vous-ne-trouverez-pas-geneve
[5] La première sera assassinée par la Gestapo en 1944 et la deuxième, mourra en déportation.
[6] Lors de son intervention dans l’émission Zig Zag Café, Aimée Stitelmann répond au Jean-Philippe Rapp qui l’interroge : Le Journaliste — J’aimerais bien quand même que vous nous racontiez la deuxième partie. La Guerre va se terminer en 1945 et puis vous, vous allez passer devant la justice militaire. Vous allez même faire trois semaines de prison. » Aimée — Deux fois trois semaines. » Le Journaliste — Pardon? » Aimée — Deux fois trois semaines. » Le Journaliste — Deux fois trois semaines parce que vous avez agi de cette manière. » En 1999, une initiative parlementaire est déposée pour demander la réhabilitation des personnes ayant sauvé des réfugiés ou lutté contre le nazisme et le fascisme. Aimée sera la première personne à obtenir sa réhabilitation en 2004.
[7] À la fin des années 1980, la population a découvert que les autorités fédérales suisses ainsi que les polices cantonales avaient surveillé environ 900 000 personnes et organisations, en raison de leur engagement politique notamment (communistes, indépendantistes jurassiens, groupes pacifistes, féministes, mouvements antinucléaires, …)
[8] Aimée Stitelmann était membre de solidaritéS (mouvement anticapitaliste, féministe, écosocialiste). Un numéro spécial du journal bimensuel du mouvement lui est consacré. Il s’agit du numéro 59 publié le 3 janvier 2005. On y apprend un tas de choses intéressantes sur sa vie professionnelle et ses engagements multiples. Après la guerre, Aimée a rencontré un homme avec qui elle a eu un enfant. Elle est allée vivre quelques temps en Israël avant de revenir en Suisse. Elle a exercé un tas de petits boulots tout en élevant sa fille et en faisant le Collège du soir pour obtenir son diplôme, la guerre ayant interrompu ses études. Elle est devenue enseignante à l’école primaire, dans le quartier des Eaux-Vives pas loin de la gare des passages de son adolescence. Institutrice engagée, Aimée était une adepte de la pédagogie Freinet basée sur l’expression libre des enfants. Elle s’est investie pour l’intégration des enfants étrangers dans les écoles publiques du canton et a participé à la création de la « petite école » de l’association contact Suisse-Immigré, défendant les droits des enfants sans statut légal. Aujourd’hui, une école secondaire porte son nom.
Sources
Manuela Salvi et Raphaël Aubert, Ces justes qui sont l’honneur de la Suisse, Radio Suisse Romande/La Premier, éditions de l’Aire, 1998.
Jean-Claude Croquet, Des passeur qui ont défié les nazis. Entre Haute-Savoie et Suisse 1940-1944, Paris, éditions NON LIEU, 2013.
Vincent Monnet, « Nouvel éclairage sur la fuite des juifs en Suisse », dans Campus, Recherche Histoire, 132, mars 2018. https://www.unige.ch/campus/numeros/132/recherche1/
Roderic Mounir, « Aimée Stitelmann, un cas d’école », dans une suisse sans armée, 26, été 1995.
Yvette Z’Graggen, Les années silencieuses, Vevey, éditions de l’Aire, 1982.
Journal bimensuel solidaritéS publié en hommage à Aimée Stitelmann, no 59, 30 janvier 2005.
https://solidarites.ch/numero/59-2/aimee-stitelmann-1925-2004-nous-continuerons-tes-combats/
Zig Zag Café, programme de la télévision suisse présenté par le journaliste Jean-Philippe Rapp. Émission du 19 février 1999 consacrée aux Justes de la seconde guerre mondiale dans laquelle intervient Aimée Stitelmann.
https://www.rts.ch/play/tv/zig-zag-cafe/video/les-justes?urn=urn:rts:video:13624074
A propos
L’œuvre « Aimée », créée in situ en 2021 par l’artiste suisse Renée Levi pour la façade nord de la Villa du Parc est l’occasion d’inviter chaque année une autrice à écrire un texte librement inspiré par la peinture. Carla Demierre, autrice suisse vivant à Genève, signe le second texte de cette série initiée en 2022.
Carla Demierre est née en 1980. Elle a étudié l’art à Genève et la création littéraire à Montréal. Sa pratique se déploie entre des formes imprimées, performées, enregistrées. Ses textes mélangent poésie et narration, expérimentation formelle et cut-up documentaire. Elle a récemment publié L’Ecole de la forêt (José Corti, 2023) et MRIOIR, MIOIRR (2022, HEAD-Genève). Parallèlement, elle programme régulièrement des événements littéraires, comme les lectures «Mondes parlés» en collaboration avec le centre d’art contemporain de Genève, ou «L’Heure du thé», une série de podcast et de rencontres au Grütli.