Empire et Galaxie
Eric Tabuchi et Nelly Monnier
Eric Tabuchi et Nelly Monnier, Salle des vallées
Empire et Galaxie
Eric Tabuchi et Nelly Monnier
Crédit photos : Aurélien Mole, Eric Tabuchi et Nelly Monnier
« Empire et Galaxie, section de l’ARN : Voyage dans les Alpes à l’ère du Capitalocène » par Garance Chabert
Ne demandez pas à Nelly Monnier et Eric Tabuchi comment ils ont trouvé le Mont-Blanc lors de leur longue résidence dans les régions alpines. Ils n’en ont rapporté aucune image et se plaisent à dire qu’ils ne l’ont simplement pas vu. Trop haut pour être distingué sans recul, souvent caché par les nuages d’altitude qui s’accrochent aux sommets, ou juste totalement invisible depuis les plaines englouties chaque hiver par le lac d’air froid, ce stratus aussi bas que maussade qui caractérise la vie dans le Genevois. Un temps qui sied, par chance, parfaitement au duo d’artistes, qui privilégie le ciel gris pour ses prises de vue photographiques par souci documentaire d’une lumière égale évitant trop de contrastes. Le plus haut sommet des Alpes, dont la photogénie requiert plutôt une météo radieuse, ne s’est donc pas imposé au regard des artistes, qui ne cherchaient d’ailleurs pas tellement à l’intégrer à la documentation photographique, pourtant pléthorique, de leur Atlas des Régions Naturelles (ARN).
On l’observera vite, ce qu’aiment découvrir et immortaliser Nelly Monnier et Eric Tabuchi ne sont pas particulièrement les icônes du territoire que celui-ci s’emploie à valoriser ou qui font sa célébrité. Ils cherchent plutôt à déceler certains particularismes qui témoignent au plus près des paysages vécus par celles et ceux qui quotidiennement les habitent et y travaillent.
Ils collectent ainsi avec attention ce qui est modeste, négligé, abandonné ou prêt à disparaître et les vestiges d’utopies individuelles, collectives ou, au contraire, projetées vers l’avenir.
Leur résidence annemassienne leur a ainsi largement permis d’étoffer le projet titanesque de l’ARN, qui se développe depuis plusieurs années autour de la production d’une archive photographique de plusieurs milliers d’images documentant les transformations depuis les Trente Glorieuses des paysages et du bâti sur l’ensemble du territoire français. De leurs pérégrinations dans cinq régions naturelles savoyardes – Genevois, Faucigny, Chablais, Beaufortain et Savoie propre – ils ont rapporté nombre d’images et d’objets, et l’expérience, encore inédite dans leur processus de travail, d’arpenter des terres qui s’étirent à la verticale et s’appréhendent nécessairement à pied.
Rien de caché pour autant, tout saute aux yeux de qui est prêt à les suivre dans l’observation curieuse et minutieuse des abords des routes, des cols de montagne ou des zones urbaines. On y trouve ici un lotissement populaire frontalier des années 80, plus loin un pavillon savamment entretenu des années 50, des centres commerciaux futuristes et des enseignes obsolètes, parfois, un bout de rivière et, en prenant de l’altitude, des fermes anciennes, des hôtels de tourisme, des architectures postmodernistes et des arrière-plans plus ou moins visibles de massifs enneigés. L’exposition, qui découle de ce travail de terrain, décrit et spatialise avec émotion et légèreté, aussi finement qu’implacablement, les évolutions complexes de ces pays longtemps enclavés, dont la vie rurale a été balayée après-guerre par l’industrialisation des vallées et le tourisme de l’or blanc.
Le titre « Empire et Galaxie », aux accents pop et de science-fiction, pourrait surprendre les tenants d’une certaine orthodoxie documentaire. Il est pourtant prosaïquement inspiré d’enseignes trouvées dans des zones urbaines interstitielles, l’Empire étant une salle du Macumba, la boîte de nuit mythique et récemment fermée du Genevois, et le Galaxie un petit centre commercial à la sortie de Sallanches. Il nous renseigne sur les besoins d’évasion de nos contemporains et la distance qui sépare la réalité ordinaire du rêve que la société de consommation cherche à nous vendre. Il dit aussi beaucoup, me semble-t-il, de la situation schizophrénique de ces régions, où une frontière invisible, géographique autant que socio-économique, est tracée entre plaine et montagne. L’empire industrieux des vallées mène tout droit par l’A40 aux galaxies de sport outdoor fréquentées par les touristes d’un jour et les privilégiés de toujours.
Suivant l’étagement géologique de la région, le rez-de-chaussée du centre d’art contemporain est dédié aux vallées, lesquelles ont pris depuis l’après-guerre des allures de Far West attirant les aspirants à l’eldorado alpin. L’implantation de filons industriels comme le décolletage, qui a favorisé l’installation d’une classe ouvrière souvent immigrée dans l’après-guerre, a inexorablement évolué vers une concentration de grosses entreprises tandis que les petites usines familiales ont depuis longtemps périclité. La force attractive du modèle suisse, toujours plus éclatant, a entraîné une urbanisation folle et chaotique des régions frontalières – le côté «Tijuana» d’Annemasse, ose Eric Tabuchi.
Dans ces paysages, passé, présent et futur cohabitent, les fantasmes de promoteurs immobiliers promettant ainsi sans discontinuer air pur et vue dégagée à deux pas d’usines démantelées et de commerces abandonnés. Dans la salle consacrée aux vallées, l’accrochage choisi par les artistes permet opportunément de saisir cette psychose urbanistique. La petite salle attenante est dédiée aux pavillons dont le duo est particulièrement friand, attentif au soin que porte à son habitat une classe moyenne accédant à la propriété. En attestent les détails des volets peints, les noms donnés aux maisons délicatement réalisés en fer forgé, ou encore les crépis et motifs néo-régionaux que Nelly Monnier isole et reproduit dans ses peintures.
L’étage nous fait pénétrer dans le domaine des cols et de la montagne.
Dans la salle des alpages, Nelly Monnier et Eric Tabuchi ont rassemblé leurs trouvailles vernaculaires, traces éparses de la ruralité d’antan, aujourd’hui aussi rares que prisées. Leur installation rassemble des objets paysans chinés, des reproductions réalisées à l’atelier et des photographies des fermes, dépendances et mazots qu’ils ont collectées dans la région.
Cet accrochage est placé sous le patronage de Pierre au Merle, figure locale oubliée de Sixt-Fer-à-Cheval (Faucigny). Pionnier du tourisme dans la première moitié du XXe siècle, ébéniste et photographe, Pierre au Merle entreprit de créer dans son village natal un gîte-musée, « Aux merveilles de la nature », sur la façade duquel il exposait des curiosités naturelles en bois et ses créations artisanales typiques du savoir-faire paysan de la vallée, lesquelles donnaient lieu à des éditions de cartes postales, dont trois sont exposées dans la salle. L’une d’elle montre le remarquable carrousel de bois flotté qu’il façonna comme attraction pour les enfants des voyageurs qu’il accueillait. Tandis que le monde paysan, dans les régions savoyardes, reste présent mais clairsemé, sa mémoire vernaculaire est collectionnée et ses objets traditionnels se retrouvent au mur des chalets cossus et dans les présentations des écomusées.
La salle des sports d’hiver s’articule sobrement autour de deux images emblématiques des stations de ski promues par le plan neige des années 1960-70. Toutes deux conçues ex nihilo sur des sites d’altitude élevée, les stations Avoriaz et Flaine sont symptomatiques des utopies architecturales qu’ont favorisé la massification des loisirs et du tourisme de montagne. Flaine, station initiée par un couple de mécènes suisses, fut dessinée dans un style brutaliste par l’architecte Marcel Breuer qui fondit des immeubles rectangulaires de béton gris clair dans l’environnement blanc et calcaire des grandes Platières. Avoriaz fut, quant à elle, imaginée par des promoteurs du cru et dessinée par un groupe de jeunes architectes en écho aux reliefs environnants avec des matériaux locaux. Face à ce duel photographique prend place l’écusson imaginé par Nelly Monnier pour le Faucigny, dessin réalisé en fer forgé où se dédoublent les symboles de l’industrie de fond de vallée et de la glisse à ski sur les pentes enneigées.
La salle d’attente propose un panorama de paysages d’hiver variés des régions naturelles savoyardes faisant face à un soleil barré.
La salle de l’aventure offre une échappée formelle et imaginaire sur l’expérience intense de la résidence, qui eut lieu pendant un hiver d’anthologie tant au niveau de la situation sanitaire exceptionnelle, que du cumul de neige tombée en quelques mois. Les écussons de Nelly Monnier sont une des fenêtres fictionnelles relatant leur approche toujours subjective des paysages traversés. L’ARN se nourrit aussi des rencontres et des hasards qui les ont entraînés par exemple sur les bords de torrents où Pierre au Merle eut pu ramasser, il y a un siècle, des bois flottés, ou encore sur le col déserté de la Colombière au coucher du soleil où ils ont improvisé un réchaud-bivouac de fortune.
Si les cinq régions explorées de long en large, paraissent finalement un bout de territoire bien modeste dans le tracé cartographique global de leur projet, Nelly Monnier et Eric Tabuchi vivent pourtant dans chaque région traversée une aventure unique que leur protocole documentaire strict ne fait paradoxalement que stimuler.
Site internet de l’ARN : archive-arn.fr
Né en 1959 à Paris, vit et travaille à Paris.
Après des études de sociologie où il découvre l’œuvre d’August Sanders, il commence son travail photographique. En 1999, en compagnie d’autres artistes, il fonde à Paris le collectif Glassbox avec qui il participe à de nombreuses expositions. À partir de 2007, Eric Tabuchi publie plusieurs livres – Hyper Trophy, Twentysix abandoned gazoline stations, Alphabet truck – chez Florence Loewy.
Il expose notamment au Palais de Tokyo, au Confort Moderne et aux Abattoirs. À partir de 2014, il travaille à l’élaboration d’Atlas of Forms qu’il publie en 2018 chez Poursuite. Depuis 2017, il se consacre à la réalisation de l’Atlas des Régions Naturelles, projet qu’il réalise avec Nelly Monnier et qu’il entend terminer en 2024.
Né d’un père japonais et d’une mère danoise, son travail s’articule autour des notions de territoire, de mémoire et d’identité. Les typologies architecturales constituent le principal de son œuvre. En plus de sa pratique photographique, Eric Tabuchi produit des objets et réalise des installations.
Née en 1988, elle vit et travaille dans l’Ain et en Essonne.
Après une enfance rurale et des études de cinéma à Bourg-en-Bresse, elle obtient un DNSEP à l’ENSBA Lyon en 2012. Elle présente ensuite son travail, où peinture, dessin et récit abordent les rapports entre l’architecture, le décoratif et le paysage au Creux de l’enfer (Thiers), à l’IAC (Lyon/Villeurbanne) en 2013 puis à Singapour en 2015, au Salon de la Jeune Création en 2017, ou encore à la galerie 22,48m2 (Paris), au Metaxu (Toulon) et à la Cantine (Belfort). Sa pratique est nourrie par de nombreux voyages de proximité, notamment pour le projet d’Atlas des Régions Naturelles qu’elle mène avec Eric Tabuchi. Des emprunts de formes naturelles et culturelles existantes sont recomposés et juxtaposés dans différentes séries picturales au long cours.